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mercredi 18 octobre 2017

Faire genre part 2 : c'est proprement le bordel

Et donc Frédéric Sintes, qui vient de sortir Démiurges et n'a pas sa langue dans sa poche quand il répond au précédent billet sur facebook :
Pour moi, définir un genre entier parce qu'il y a des vaisseaux spatiaux, ça ressemble à de la fumisterie (du fait que ça ne dise rien sur la nature de l'histoire en elle-même).
"Fumisterie" étant utilisé, ici, dans le sens de mauvaise plaisanterie.

Eh ben peut-être pas, Frédéric, mais c'est parce que je suis un sale descriptiviste et que je pense qu'un mot, un vrai, ça a plusieurs définitions, selon le contexte, et que la valeur d'icelles dépend de leur utilité pratique, cf. l'article précédent, et c'est encore plus vrai avec des notions abstraites et descriptives comme le genre narratif.

Je préfère pas juger

J'imagine bien que pour toi, qui aimes te prendre la tête sur ce genre de sujet -- mon ami, mon frère, mon autre moi-même -- une définition d'un genre c'est quelque chose qui mêle un aspect structurel, des éléments d'une esthétique, des lieux communs définis, etc.

Tu fais ça parce que tu en a besoin, je suppose, comme moi, pour structurer ta pensée et élaborer ton action : quand je fais la liste des lieux communs de tous les films d'action que j'aime et que je les divise en sous-groupes et que je les compare et que j'en tire des tendances pour pondre une version de Feng Shui avec de la fin du monde dans le moteur, on est à un niveau de définition du genre qui est, disons, nuancé, structurel et complexe, parce que raisons.

Cette définition, dans mon contexte à moi, elle est valable. Elle m'a permis d'accomplir mon objectif : pondre des fiches de persos et un cahier de règles à tester à l'arrache qui rend plus ou moins l'ambiance des direct to video de mon enfance avec Don "The Dragon" Wilson, ou du moins je l'espère.

Mais laisse-moi te conter une anecdote qui a plus de quinze ans, ce qui nous rajeunit pas. Je bosse à l'époque dans une boutique de bédé et j'ai peu ou prou cette tête-là :

Je vous laisse je vais aller pleurer un moment sur ma jeunesse perdue

Et là débaroule tout pipou un sale jeune qui ère un peu perdu au rayon manga. En bon jeune moi-même -- bien que moins jeune -- et fraîchement engagé plein d'allant je m'approche pour lui demander s'il cherche un truc et il me répond "j'aimerais me lancer dans le manga de baston mais je sais pas trop par quoi attaquer". Je lui demande ce qu'il entend par là : il me répond avec un aplomb candide le rendant presque séduisant pour un jeune : "ben un max de sexe et de violence".

Je lui ai mis Tenjou Tenge dans les pattes, il est revenu ravi, et il est reparti avec l'intégrale.

Cette définition, dans son contexte à lui, était valable. Elle lui a permis d'accomplir son objectif : trouver de quoi tromper son ennui selon ses envies du moment et remplir éventuellement quelques chaussettes.

Et donc, sincèrement, du fond du coeur, qui suis-je pour juger.

C'est quoi "un genre entier"

Je veux dire c'est pas comme si la notion de genre était quelque chose de clair et matériel, et les limites entre les genres narratifs établis explicites et concrètes. C'est pas une frontière entre deux pays, par exemple -- et même là c'est souvent le bordel. Non seulement un truc peut faire partie de plusieurs genres, mais deux trucs d'un même genre peuvent ne pas se ressembler, et plein d'autres bizarreries du genre.

J'avais déjà dit ça avant, hein :
ça ne marche pas vraiment comme on croit que ça marche -- comme oui, On continue à l'appeler Trinita et La Proposition sont deux westerns, pourtant ils n'ont rien en commun, mais ils ont chacun en commun avec d'autres westerns qui, eux même...
C'est encore pire quand on descend à l'échelle individuelle. Quand feu mon nonnu parlait de western, il parlait exclusivement de films avec des cowboys et des six-coups et de l'époque d'avant le téléphone aux États-Unis. Perso, il m'arrive de qualifier comme western des trucs qui n'ont ni chapeau, ni six-coups, qui se passent pas toujours aux États-Unis et parfois il y a même des téléphones partout. Si on me demande, Fortress, Escape From New York, The Walking Dead et Near Dark sont tous des western.

Pourtant des westerns on en regardait ensemble, on en parlait, et quand je lui disais "tiens ce soir y'a un western sur RTL Plus" il savait de quoi je parlais, et je lui proposais rarement Fortress du coup.

(Alors certes pour que ça marche on doit faire au moins un peu semblant que quand je dis "western", ça a toujours et exactement le même sens pour toi que pour moi. Mais c'est un peu inhérent au langage. C'est même littéralement comme ça que l'acte même de se parler se passe, pour tous les mots, en quelque sorte. Mais c'est jamais totalement vrai : c'est juste suffisamment vrai la plupart du temps pour permettre de continuer la conversation. Mais je m'égare.)


Ce qui me fait dire que quand n'importe qui, même la plus grande sommité du sujet, même Umberto Eco ou Philippe Maneuvre parle d'un genre, il parle pas du genre entier. Parce qu'un genre entier, c'est une notion abstraite qui sert à discuter de trucs, certes, mais qui n'existe vraiment nulle part. N'existe que la somme des récits que le locuteur considère comme faisant partie du genre, plus éventuellement s'il s'est un brin fendu le cul à réfléchir, ce qu'il imagine qui pourrait faire partie du genre en principe.

Mais alors

Donc oui, si tu me demandes. C'est tout aussi légitime de définir "western" comme "récit se déroulant durant la conquête de l'ouest américain ou dans un contexte s'inspirant de celui-ci, exprimant des valeurs de liberté individuelle, de force faisant droit, d'honneur personnel et de destinée manifeste, et contrastant les communautés humaines renfermées sur elles-mêmes avec les grands paysages ouverts qui les entourent" ou comme "un film avec des cowboys et éventuellement des indiens", et les deux définitions ont leurs avantages.

Et chose marrante, chuis sûr que dans 80% des récits donnés l'une ou l'autre définition fonctionne. C'est sur les bords de la courbe de Gauss, avec des trucs comme The Proposition (ou y'a pas une vache et qui se passe en Australie) ou Fortress (avec Chirstophe(r) Lambert, que mon parrain considère comme "un western avec des robots"), que le problème se pose, et par définition, s'il se pose sur les bords de la courbe de Gauss, c'est qu'il se pose pour des poildecuteurs comme toi et moi.


Parce qu'il n'y pas, il ne peut pas y avoir d'autorité centrale sur la question de genre narratif. Déjà parce que c'est pas un truc prescriptif, décidé à l'avance, personne s'est dit "à partir de maintenant la science-fiction existe, et quand tu veux en faire voilà le cahier des charges." Non, il sort des caisses de récits, ils se trouvent que certains ont des trucs en commun, on les regroupent comme ci ou comme mi selon les besoins, cf. l'article précédent, et voilà quoi.

Et qu'insister que sa définition à soi c'est la mieux, parce que c'est la plus complexe, la plus nuancée, la plus représentative, la plus rose ou la plus sucrée ça vire au mieux au dialogue de sourds et au pire au concours de bite, si tu me demandes. Je vois pas ce qui peut y avoir comme conséquence constructive à ça, à part deux types qui parleront plus jamais de ça ensemble et qui s'en vont en se disant chacun "c'est moi qui ai raison", ce que je trouve, disons-le, un peu crétin.

Donc tu

Absolument pas. Parce que comme je le dis souvent -- mais je suis un sale structuraliste aussi -- une définition c'est un outil, et si t'as qu'un outil dans ta boîte à outils, j'ai tendance à penser que ta boîte à outils est nulle.

Genre quand tu choisis le film à voir avec douze potes et que tout le monde s'est mis d'accord sur "on va aller voir un western" et que tu les mets devant Fortress je pense qu'ils vont tous te pendre la gueule après ou peu s'en faut.

Mais genre quand tu dissèques la structure des westerns pour essayer d'en tirer je sais pas la structure de ton roman qui cherche à subvertir des codes narratifs enfouis loin dans la structure du genre pour, je sais toujours pas, offrir une approche marxiste plutôt que libertarienne à la chose pour voir ce que ça fait, t'auras peut-être intérêt à définir structurellement ce que tu entends par western et pas te contenter d'un simple stetson vs plumes, et taper dans la structure et les valeurs du bouzar.

Et quand tu te dis "je veux faire le gidéaire de western ultime qui plaira autant aux fans d'Eastwood qu'à ceux du Duke" il t'en faudra encore une autre, qui arrive à allier des bords de cette putain de courbe de Gauss et prendre en compte la moindre variation et peut-être même faire le menu de tout-tout-tous les lieux communs du genre pour les trier et tracer des parallèles et ça sera peut-être pas verbalisable, j'imagine à peine à quoi va ressembler cette définition.

un truc comme ça j'imagine

Du coup voilà : je vois pas ce qu'une approche, disons, fluide du genre narratif a de mal, et pis, je pense même que si ça demande un peu plus d'efforts, ça offre beaucoup plus d'avantages. Notamment parce que ça accroît le nombre d'interlocuteurs avec qui je vais pouvoir en parler, et donc multiplier les points de vue sur la question, ce qui est d'où je me tiens absolument toujours une bonne chose. Du coup, oui : pour moi, "c'est quelque chose où y'a des vaisseaux spatiaux" est une définition valable de la science-fiction, si le contexte et l'objectif collent.

C'est pas que je me passe de la moindre définition pour le genre narratif. C'est que je les considère toutes comme légitimes, et valables selon les moments et les besoins.

Et en fait, dire "y'a des vaisseaux spatiaux dedans", je trouve en fait que ça dit pas mal de choses sur l'histoire en elle-même, maintenant que j'y pense après avoir sorti tout ça.

Et je n'ai absolument aucune idée de comment finir cette chronique donc voilà.

2 commentaires:

  1. Neil Gaiman a une approche intéressante de la notion de genre dans un des textes de son "View From The Cheap Seats". Il explique (en gros) qu'un genre est défini par un ensemble de scènes- et éléments-clef qui, si absents, feront que le public se sentira lésé.
    Un western diffère donc d'une histoire se déroulant pendant la conquête de l'ouest, parce qu'il a des duels au soleil, des attaques de diligence, etc. Si tu proposes un western, le public s'attend à un nombre minimal de ces clichés sans quoi ils diront "c'était sympa mais c'était pas du western" (au mieux).

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  2. Sinon, y'a TVTropes: https://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/Main/ScienceFiction

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Je considère que vous avez lu la page d'avertissements et je modère en conséquence.